Le bilinguisme est un trésor

Les enfants qui entendent parler la langue d’origine de leurs parents chez eux et le français à l’extérieur ont parfois des difficultés à passer d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre. L’association D’une langue à l’autre, surnommée Dulala, a pour objectif de de faire changer le regard sur les langues de l’immigration et faire du bilinguisme des enfants un levier pour faciliter la réussite scolaire et l’intégration ! 

Ce samedi matin de novembre, je suis invitée dans un centre d’animation à Paris, à suivre un atelier proposé par Dulala, destiné aux petits de quatre ans, dont l’un des parents est de langue française, l’autre de langue espagnole. L’atelier est animé par Adela, une enseignante franco-colombienne. Elle explique que si la situation des enfants vivant dans un foyer mixte est toujours singulière, le désir de leurs parents est identique : ils veulent que l’enfant maîtrise les deux langues de leurs parents.

Les jeux et les histoires s’enchaînent; les enfants ne parlent pas encore tous en espagnol mais ils comprennent ce qu’on leur dit et posent des questions pertinentes.

Vivre dans deux langues

Il n’est pas rare qu’un enfant parle une langue étrangère dans son foyer ou ait deux parents de langues différentes, ce qui est considéré comme une chance et un atout.

Mais ce qui est un atout dans les foyers des classes moyennes ou aisées ne l’est pas pour les familles immigrées. Leur langue d’origine n’est pas valorisée (voire dévalorisée) et les enfants, pour s’intégrer, doivent “oublier” leur langue maternelle au cours de leurs activités quotidiennes.

 Ces enfants éprouvent souvent de la honte : de leurs origines, de leur famille et d’eux-mêmes. 

Sans compter, souligne Anna Stevanato, la fondatrice de Dulala, les cas dans lesquels l’enfant n’est à l’aise ni dans une langue ni dans l’autre. Or le langage est déterminant dans l’élaboration de la pensée.

Anna Stevanato a vécu cette situation dans son enfance : elle est italienne et une des langues parlées dans sa famille est le vénitien, une véritable langue, utilisée de préférence par ceux qui la parlent lorsqu’ils veulent rendre avec finesse certains traits de leur humour particulier, que l’italien n’exprime pas avec autant de saveur.

Pourtant, en grandissant, Anna a eu honte de cette langue, considérée comme populaire. C’est une des raisons pour lesquelles elle a choisi d’être linguiste et, plus tard, de monter une association pour aider les enfants d’origine étrangère à valoriser la langue de leur famille : « Les enfants sont très différents les uns des autres au sujet de cette double culture et de ce bilinguisme, explique Anna, mais on sent que certains d’entre eux sont très bloqués, comme s’ils ne s’autorisaient pas à parler cette langue, parce qu’elle est cachée, invisible, ressentie presque comme un handicap. »

Anna s’est mariée avec un Français. Elle a eu trois enfants et s’est trouvée face à un autre type de bilinguisme, celui des enfants nés dans une famille multiculturelle : « Je parle italien avec mes enfants mais je me suis vite confrontée aux difficultés de transmettre sa langue maternelle, lorsqu’on a construit un couple mixte. Or, il est impensable de couper ce fil rouge, qui me relie à mes grands-parents, à mon pays, à ma langue et qui finalement me structure .

La transmission est très importante pour moi. »

La genèse de Dulala: transmettre et partager

L’association est née de l’expérience personnelle et professionnelle d’Anna. Elle travaille dans une école primaire en ZEP, où elle enseigne l’italien en primaire. La très grande majorité des enfants de ces classes sont en situation de bilinguisme mais se refusent à dire que, chez eux, on parle le bambara, le soninké, le tamoul, le portugais, l’italien, l’espagnol, etc.
Anna entreprend alors un travail de valorisation, en démontrant concrètement aux enfants la richesse du bilinguisme. Les résultats sont éloquents, les enfants sont comme libérés, ravis de lever la main et de dire : « Moi, je connais des mots en arabe, en kabyle, etc. Et, poursuit Anna, les instituteurs m’ont confirmé les effets très positifs du cours sur l’estime de soi des enfants». 

 A travers la mise en valeur de leurs identités plurielles, les enfants se rendent compte qu’ils ont des connaissances et sont fiers de les partager.

 Après cette expérience, Anna  fonde l’association Dulala (D’une langue à l’autre), pour des enfants vivant dans une famille multilingue ou d’origine étrangère. Au départ, l’association propose des espaces ludiques, où les enfants se retrouvent une fois par semaine et jouent avec une animatrice, formée pour développer des connaissances autour de la langue natale. 

Un laboratoire d’innovation sociale 

L’association répond à un besoin de la société et à la réalité française, aujourd’hui multilingue et multiculturelle. Mais en France, où la tradition jacobine domine et où le français est la seule langue admise, le projet d’Anna est révolutionnaire. A ce titre, il n’est pas toujours bien accueilli au départ dans les milieux enseignants, tant la crainte du communautarisme y est vive. Pour légitimer l’idée que la langue maternelle ne s’oppose pas à la langue française,  Anna entreprend de travailler avec des chercheurs à l’université  sur des thèmes comme les méthodes d’apprentissage de la langue ou les enjeux identitaires. 

Dulala est un laboratoire de création d’outils pédagogiques :

l’association a édité deux albums jeunesse, “Les langues de chat” et “Sophie et ses langues”, accompagnés de fiches pédagogiques téléchargeables gratuitement à partir du site internet, pour mettre en place des ateliers d’éveil aux langues. Dulala a également lancé “La boite à histoires”, un outil qui permet de raconter des histoires animées dans différentes langues. Cet outil, mis en avant par EDUSCOL, le portail national des professionnels de l’Education nationale, attire de plus en plus l’attention des professionnels de l’éducation.  Anna constate avec satisfaction qu’en cinq ans les enseignants ont compris l’importance de posséder sa langue maternelle, si on veut apprendre une deuxième langue puis une troisième. Et Dulala profite de la réforme des rythmes scolaires pour animer des ateliers ludiques d’éveil aux langues, en intervenant dans une vingtaine d’écoles en région parisienne.

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 L’association se fait connaître en organisant des conférences et des colloques, suivis par un public d’enseignants, d’éducateurs, de professionnels de la santé et du travail social, mais aussi de parents et représentants des collectivités, qui sont confrontés à de vraies difficultés dans leur vie quotidienne. ils trouvent dans cette proposition des solutions différentes, qui méritent d’être tentées. Pour animer ses ateliers, Dulala forme et fait travailler une trentaine d’intervenants, éducateurs et animateurs formés  pour répondre à des critères d’exigence élevés. Quant à l’association, elle emploie aujourd’hui cinq salariés, sans compter les bénévoles qui l’accompagnent.

 

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Le modèle économique est hybride, avec des financements publics et privés et des recettes de produits propres : les ateliers, pour lesquels les familles paient en fonction du quotient familial et les programmes de formations pour les professionnels. 

 Reconnaissance

 Anna a connu un grand moment de joie, lorsque l’association a été désignée lauréate de la Fondation de France, élue parmi des milliers de projets, pour son caractère innovant. Puis Dulala a été choisie comme association « coup de cœur », pour présenter “La boîte à histoires”, lors de la Journée nationale de lutte contre l’illettrisme, en présence de plusieurs ministres. Mais la grande victoire de Dulala, c’est l’ouverture du bastion de l’Éducation nationale, après la présentation des activités et des outils à l’ESEN de Poitiers, l’école de formation des inspecteurs de l’Éducation nationale, chargés des langues. 

« Nous avons pour objectif que notre activité entre dans les écoles 

et le contact avec l’ESEN est un grand pas,   parce que peu d’associations osent le faire; je pense qu’on peut les compter sur une main, surtout sur ce terrain qui reste très glissant, celui des langues et de l’immigration. »

Passerelles & Compétences, un bénévolat extraordinaire

Dulala a fait appel à plusieurs reprises à Passerelles & Compétences.

Peu de temps après la création de l’association, Anna rencontre François N., un consultant qui accompagne les organisations dans leur projet. Le bénévole mène alors un travail qui durera plusieurs semaines. Il conseille également de mettre en place une autre mission de coaching bénévole de la dirigeante. La professionnelle des Ressources humaines, qui a accompagné Anna à l’époque fait aujourd’hui partie du Conseil d’Administration de Dulala. Anna estime qu’elle n’aurait pas pu avoir accès à des professionnels de ce niveau en dehors du bénévolat de compétences.

En revanche, toutes les missions ne se sont pas aussi bien passées, notamment celle qui était destinée à créer un site internet et pour laquelle la bénévole a abandonné en cours de route : « Avec Passerelles & Compétences, conclut Anna, sauf exception, ça  se passe très bien. 

C’est un bénévolat extraordinaire, qui nous fait gagner du temps et de l’argent, nous apporte des compétences et permet des rencontres humaines très riches, au point qu’on invite quelques personnes à intégrer le projet, à des postes d’administration. » 

Et demain ? 

Anna rêve, comme tous les fondateurs d’une association d’innovation sociale répondant à une demande que les institutions ne prennent (pas encore) en charge, du jour où Dulala disparaîtra, parce que ses activités seront assumées par l’État. En attendant, deux pas en avant, un pas en arrière, elle avance.

Anna Stevanato

Anna Stevanato

Fondatrice de

Dulala